f(r)ictions diplomatiques
L’évènement « l’Effet-Magiciens », et après sera la première activation de la série f(r)ictions diplomatiques.
[facebook=https://www.facebook.com/events/395033197321533] [facebook=https://www.facebook.com/peuplequimanque]A la suite de la réalisation de nombreux projets (symposiums, expositions, etc.) que nous avons menés ces dernières années se situant à l’intersection entre art et recherche, ce projet naît d’un enjeu dans notre pratique curatoriale : le commissariat de la théorie. L’hypothèse d’une f(r)iction diplomatique comme méthodologie de rénovation du dispositif du colloque par le format curatorial est celle que nous explorerons.
On sait que le contemporain et l’activité intellectuelle sont produits par le dissensus (ce qui ne fait plus dissensus, c’est ce qui, déjà acté, relèverait donc du passé). Dans le cadre de ce projet, nous nous intéressons à ces formes agonistiques de l’activité intellectuelle, qui se déploient sous forme de controverses instituantes du contemporain.
Nous envisageons ici la mise en scène de la controverse comme une tentative de renouvellement du dispositif du colloque, une exposition discursive permettant de spatialiser la pensée, de déplier les arguments de ses acteurs, leurs nœuds et points d’achoppement, créant un display traversé d’antagonismes et de conflits. Un dispositif qui juxtapose plusieurs approches contradictoires, tout en tendant, à l’image du processus diplomatique, à proposer une résolution.
Réouvrir les potentialités
Afin de penser des espaces critiques ouverts aux potentialités, et une « manière alternative de concevoir les alternatives », le théoricien portugais Boaventura de Sousa Santos a postulé une sociologie des émergences qui « consiste à remplacer ce que le temps linéaire présente comme le vide du futur par des possibilités plurielles et concrètes, qui sont à la fois utopiques et réalistes. »[1]. Cette sociologie des émergences vise à accroître l’importance des connaissances, des pratiques et des acteurs en vue d’identifier les tendances du futur (le « Pas encore »). Pour réaliser ce programme, le sociologue insiste sur la nécessaire réintégration des connaissances disqualifiées par le partage moderne de l’ordre du savoir, au travers d’une nouvelle écologie des savoirs, qui embrasse, non seulement, des savoirs “scientifiques”, populaires, indigènes, mais également, pourrait-on ajouter, les formes de savoirs produites par des artistes[2]. C’est un travail de traduction qui rend possible cette écologie des savoirs, en créant une intelligibilité mutuelle entre les différentes expériences du monde – qu’elles soient disponibles ou possibles, quand le caractère inachevé de tous les types de savoir est la condition de possibilité d’un débat épistémologique et d’un dialogue entre eux.
Dès lors, nous émettons l’hypothèse qu’il serait possible de déplacer cette pratique de la traduction entre les savoirs et les régimes épistémiques au sein de l’espace de l’art. Cet enjeu de pluriversalité nous engage alors à réimaginer la pratique curatoriale comme une diplomatie entre les savoirs. Une pratique curatoriale qui ne se cantonnerait pas à mettre en scène, à spatialiser des œuvres d’art, mais œuvrerait pour ces formes de dialogue inter-épistémique. Pour ce faire, il s’agit de mobiliser les compétences spécifiques, développées par le commissariat : compétences de spatialisation, de scénographie, de mise en rapport, de montage, d’agencement, et, justement, de traduction, pour produire des espaces diplomatiques, entre champ de savoirs et rapports au monde. Dans son Manifeste compositionniste (2010), Bruno Latour postulait déjà que la composition du monde commun serait une affaire de négociation et une diplomatie. La diplomatie, comme le précise Bruno Latour, ne cherche pas à lisser, à polir les dissensus. Elle doute de ses propres valeurs mais garde « l’espoir d’un monde commun. »[3].
Enfin, au modèle délibératif d’Habermas, la philosophe Chantal Mouffe oppose le projet d’une « démocratie radicale ». Chantal Mouffe use du concept d’antagonisme, par lequel elle définit le politique lui-même.[4] Elle propose pour autant un modèle agonistique qui ne renvoie pas à la confrontation entre ennemis, mais à celle opposant des « adversaires reconnaissant la légitimité de leurs revendications respectives ». Dans un article intitulé Artistic Activism and Agonistic Spaces (2007) Chantal Mouffe montrera la dimension esthétique de la « mise en scène » dont relève ce dispositif agonistique.
Ainsi, au croisement de ces différentes filiations (l’écologie des savoirs de Boaventura de Sousa Santos, les processus diplomatiques chez Bruno Latour, une vision agonistique de l’activité intellectuelle, de l’art et de la démocratie chez Chantal Mouffe), ce projet s’énonce comme une f(r)iction diplomatique.
Celle-ci constitue un programme curatorial à venir, qui prendra en premier lieu la forme d’assemblées constituantes, fictions spéculatives tendues vers des avenirs possibles, à la suite d’assemblées engagées par de nombreux artistes aujourd’hui (tels Yael Bartana, Jonas Staal, Tania Bruguera ou Camille de Toledo, pour n’en citer que quelques uns qui postulent l’art comme lieu de démocratie radicale) et où le musée et l’espace de l’art sont travaillés par de telles scénographies agonistiques, espaces de frictions qui ne cherchent pas à polir les dissensus, mais qui exacerbent contradictions et litiges dans l’espoir de « retrouver la possibilité même de l’avenir »[5].
Aliocha Imhoff & Kantuta Quiros
[1] Boaventura de Sousa Santos, Epistemologies du Sud in Etudes rurales. janvier-juin 2011.
[2] Kantuta Quirós & Aliocha Imhoff, Ecriture de l’histoire et politiques du futur. Notes sur quelques fictions historiographiques. in (dir.) Mélanie Bouteloup, 36 Short Stories, Anthologie Bétonsalon – Centre d’Art et de Recherche 10 ans, Co-édition Bétonsalon et Beaux-Arts de Paris Editions, 2015
[3] Bruno Latour, « L’universel, il faut le faire » Entretien réalisé par Élie During et Laurent Jeanpierre, revue Critique, 2012/11 (n° 786), éditions de Minuit
[4] Ce concept d’antagonisme s’inspire de la théorie de Carl Schmitt, celui-ci rapportant le politique à une relation ami/ennemi, « qui ne peut-être résolue dialectiquement ». Néanmoins, reconnaissant avec ce dernier que l’antagonisme ami/ennemi conduit à la « destruction de l’association politique », et ne peut pour cette raison être considéré comme « légitime au sein d’une société démocratique », Mouffe défend l’idée que l’antagonisme proprement dit, à défaut de pouvoir être éliminé, peut et doit être sublimé en un agonisme.
[5] Alex Williams & Nick Srnicek, Manifeste accélérationniste in Revue Multitudes 56, Ed. Multitudes, 2014, traduit de l’anglais par Yves Citton.